"Le triomphe de Mardochée" - Tapisserie de Jean-François de Troy

JPEG - 39.5 ko


 
Le mur sud du grand salon du consulat général de France à New York est orné depuis 1954 d’une tapisserie de grande taille* intitulée le Triomphe de Mardochée. Elle fait partie de l’Histoire d’Esther, une tenture de sept tapisseries en laine et soie commandée par Louis XV à la manufacture royale des Gobelins pour le garde meuble [1]. Les cartons ont été peints de 1736 à 1741 par Jean-François de Troy.
 

JPEG - 11.2 ko
Miniature de Jean-Baptiste Weyler représentant Jean-François de Troy Musée du Louvre


 
La première tenture fut mise sur le métier en 1738 et achevée en 1744 pour servir à Versailles dans les appartements de l’infante Marie-Thérèse d’Espagne, future épouse du Dauphin Louis-Ferdinand. Ces appartements ont été détruits sous Louis-Philippe pour faire place à la Galerie des Batailles. Cette première tenture est composée de neuf pièces, un second Repas d’Esther, ayant été tissé en deux panneaux pour pouvoir être accroché de part et d’autre du lit de la Dauphine. Conservée jusqu’à la Révolution à Versailles, la tenture a été en partie dispersée lors d’une vente du garde meuble en 1803. Actuellement, quatre tapisseries de cette tenture se trouvent au château de Compiègne et quatre, au mobilier national.
 

JPEG - 15.8 ko
La Dauphine Marie-Thérèse (1726-1746) première épouse du père de Louis XVI


 
Dans le journal du Garde-Meuble de la Couronne on peut lire à propos de la tenture : « Monsieur de Fontagneux m’a dit que comme cette tapisserie était unique, il avait résolu d’en faire faire une copie, et qu’il l’avait faite faire sur les mesures du grand cabinet de Madame la Dauphine parce que à celle-ci la pièce était trop grande et qu’il a fallu la remplir considérablement. » De fait, après cette première tenture, l’Histoire d’Esther connaîtra un très vif succès tout au long de la deuxième moitié du XVIII ème siècle. La dernière tapisserie de la série à être jamais tissée, La Toilette d’Esther qui était déjà sur le métier, fut achevée en 1797 après qu’en septembre 1794, le Jury des Arts du comité de salut public eut décidé d’en arrêter la production. En tout, une centaine de tapisseries de cet ensemble fut exécutée entre 1738 et 1797, le classement par tenture ainsi que la bordure originale [2]. étant abandonnées en 1768. Chacune des tapisseries nécessitait entre deux et trois ans de travail.
 

JPEG - 28.7 ko
Le roi visite les Gobelins, dessin de Charles Le Brun Musée du Louvre


 
La manufacture royale des Gobelins ne travaillait que pour le Roi et les tapisseries qui sortaient de ses ateliers servaient à la décoration des résidences royales ou comme cadeaux diplomatiques. Notamment, la huitième tenture qui fut offerte au roi du Danemark Christian VII en 1768. Dans ses Souvenirs d’un chevau-leger de la Garde du roi [3], Louis René Belleval, marquis de Bois-Robin note le 31 octobre de cette année : « On ne tarit pas sur les nobles manières et la générosité de S. M. le roi de Danemarck : à la manufacture des Gobelins qu’il est allé visiter, il a donné 50 louis aux ouvriers, 10 à ceux qui montroient les tapisseries, et 4 aux pauvres. Une tapisserie qui représentoit l’histoire d’Esther et d’Assuérus ayant paru lui plaire plus que toutes les autres, M. le duc de Duras la lui a offerte de la part du roi, et il l’a acceptée volontiers. Le peuple, qui se ressent journellement de ses générosités, recherche toutes les occasions de voir le prince et de l’applaudir ». Cette tenture fut détruite en 1794 lors de l’incendie du château de Christiansborg.
 
Sur la quinzaine de tentures réalisées, seules deux l’ont été pour des commandes privées. En fait, il s’agit de deux tentures incomplètes, dont une en basse lisse, comportant chacune quatre des sept tapisseries de la série. [4].
 
Aujourd’hui, on peut admirer une tenture complète à la Queen’s Audience & Presence Chamber au château de Windsor [5] ainsi qu’au palais Pitti [6], alors que la salle de fêtes du palais de l’Elysée, le Vatican, la Villa Médicis, le palais de Buckingham, le Palazzo Vecchio de Florence, les châteaux de Compiègne et de la Roche Guyon, les musées du Louvre, de l’Ermitage, le center for Jewish History de New York, la Cour d’Appel de Paris ou l’ambassade d’Italie à Paris et l’ambassade de France à Copenhague possèdent des tapisseries isolées ou des tentures incomplètes ou dépareillées. En plus de la seconde tenture complète (1742-1751), le mobilier national détient une quarantaine de tapisseries, pour l’essentiel postérieures à 1768.
 

 
Le récit biblique de l’Histoire d’Esther

La tenture retrace en sept tableaux l’ascension d’Esther, jeune orpheline juive d’une grande beauté qui devint reine des Perses en épousant le roi Assuérus. Avec l’aide de son cousin et père adoptif, Mardochée, elle sauva le peuple Juif, alors en exil, dont le grand vizir Aman avait décidé l’extermination.
 

JPEG - 7.1 ko
Rouleau d’Esther, Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris


 

Selon le folio 15a du traité Baba Bathra du Talmud de Babylone, le rouleau d’Esther a été composé par les hommes de la Grande Assemblée. Selon la tradition rabbinique, les sages auraient repris le récit initial attribué à Mardochée. Pour Flavius Josèphe, “Mardochée écrivit, en effet, à tous les Juifs du royaume d’Artaxerxés d’observer scrupuleusement ces journées, de les fêter, et d’en transmettre le récit à leurs descendants.” (Antiquités Juives, XI, 16)


 
La tradition attribue à Mardochée, la rédaction du récit originel de l’Histoire d’Esther. Lors de la traduction de la bible hébraïque en langue grecque [7] au II ème siècle avant J-C, le texte a subi d’importants ajouts notamment entre les versets 4-17 et 5-1 où l’on trouve pas moins de 26 versets contenant les prières de Mardochée et d’Esther qui appellent l’aide de Dieu : “Ne laisse pas disparaître la bouche de ceux qui te louent” (Esther grec, 4-17h).
 

JPEG - 19.3 ko
Esther et Mardochée par Aert de Gelder - Musée des Beaux arts de Budapest


 

« Ne t’imagine pas que tu échapperas seule d’entre tous les Juifs, parce que tu es dans la maison du roi ; car, si tu te tais maintenant, le secours et la délivrance surgiront d’autre part pour les Juifs, et toi et la maison de ton père vous périrez. Et qui sait si ce n’est pas pour un temps comme celui-ci que tu es parvenue à la royauté ?” (Esther, 4-14)


 
Le récit grec met en exergue l’action de Dieu alors qu’il n’y fait allusion qu’au verset 4-14 dans le texte de la bible hébraïque où, par ailleurs, le nom du roi perse Assuérus [8] est cité 187 fois. Ces deux versions concurrentes illustrent deux regards sur le monde : l’un insiste sur la responsabilité et la vanité des hommes dans les tourments qu’ils causent, l’autre affirme la présence divine dans l’histoire humaine, aussi violente soit-elle. Le canon hébraïque ne retiendra lors de sa fixation au synode de Jamnia (Ier siècle) que la rédaction massorétique du livre d’Esther - la Meguila [9] - qui sert de base à la fête juive de Pourim. L’Esther grec, lui, appartient au canon catholique au nombre des livres dits historiques.
 
L’historicité du livre d’Esther n’est pas mise en doute par l’historien Flavius Josèphe qui l’intègre, en l’aménageant, dans les Antiquités Juives [10]. Elle ne sera pas non plus remise en cause par les Pères de l’Eglise.
En revanche, Luther - et la Réforme avec lui - même s’il accepte la bible hébraïque dans son ensemble, rejette [11] le Livre d’Esther qu’il juge immoral, trop juif [12] et trop païen. Mais il estime que ce serait une perte de temps que d’en discuter la canonicité. Au surplus, il est l’un des rares livres vétérotestamentaires à ne pas être cité dans le Nouveau Testament.
 

 
L’ascension d’Esther telle qu’elle est présentée dans la tenture des Gobelins

La première tapisserie, La Toilette d’Esther, s’inspire du verset 2-9 et se situe après la répudiation de la reine Vashti par Assuérus, celle-ci ayant refusé de déférer à l’invitation de son royal époux à paraître au banquet organisé dans son palais de Suse. Esther dont Mardochée a gardé la judéité secrète, est conduite au palais, parmi d’autres jeunes filles qui contrairement à elle, ne sauront gagner le coeur du roi.
 

JPEG - 20.1 ko
La toilette d’Esther - Ambassade de France à Copenhague - Palais Thott
« La jeune fille lui plut, et trouva grâce devant lui ; il s’empressa de lui fournir les choses nécessaires pour sa toilette et pour sa subsistance, lui donna sept jeunes filles choisies dans la maison du roi, et la plaça avec ses jeunes filles dans le meilleur appartement de la maison des femmes. » (Esther, 2-9)


 
La deuxième tapisserie, Le Couronnement d’Esther, illustre le moment où elle devient reine. Peu de temps après son couronnement, Mardochée déjoue un complot contre le roi alors qu’Aman est fait grand vizir.
 

JPEG - 86.6 ko
Le couronnement d’Esther - Bureau du 1er Président de la Cour d’appel


 

« Le roi aima Esther plus que toutes les autres femmes, et elle obtint grâce et faveur devant lui plus que toutes les autres jeunes filles. Il mit la couronne royale sur sa tête, et la fit reine à la place de Vasthi. » (Esther, 2-17)


 
Le Dédain de Mardochée, troisième tapisserie de la série, illustre le moment où Mardochée refuse de s’incliner au passage du nouveau premier ministre, Aman. Celui-ci pour laver l’affront subi décide de mettre à mort tous les Juifs du royaume et publie un décret d’extermination. Mardochée prévient Esther et lui demande d’intervenir.

JPEG - 7.8 ko
Le dédain de Mardochée - Palais de l’Elysée


 

« Tous les serviteurs du roi, qui se tenaient à la porte du roi, fléchissaient le genou et se prosternent devant Aman, car tel était l’ordre du roi à son égard. Mais Mardochée ne fléchissait point le genou et ne se prosternait point. » (Esther, 3-2)


 
Bravant l’interdiction de se présenter devant le roi sans avoir été conviée par lui, Esther se rend dans la salle du trône où elle défaillit. Cet épisode, L’Evanouissement d’Esther, objet de la quatrième tapisserie, appartient à l’Esther grec.
 

JPEG - 17.4 ko
L’évanouissement et le Repas d’Esther - Queen’s Audience & Presence Chamber, Windsor, 1896 - Bibliothèque nationale d’Australie


 

“Lorsqu’il eut relevé sa tête rayonnante de gloire et lancé un regard étincelant de colère, la reine tomba en défaillance, changeant de couleur et s’inclinant sur l’épaule de la servante qui marchait devant elle.” (Esther grec, 5-1d).


 
La cinquième tapisserie, Le Repas d’Esther, évoque le festin [13] qu’Esther organise afin de confondre Aman. Le roi lui demande ce qu’elle désire afin de le lui offrir. Elle lui promet de lui répondre le lendemain, au cours d’un banquet auquel elle le convie avec, de nouveau, Aman. Celui-ci sortant des appartements de la reine, croise Mardochée et s’en trouve encore plus résolu dans sa volonté de le faire périr. Pendant la nuit, Assuérus n’arrive pas à dormir et se fait apporter les chroniques de son règne où il découvre que Mardochée l’a sauvé d’un complot ourdi par deux eunuques et n’a rien reçu en récompense de sa loyauté. Aman se trouvant dans la cour du palais, le roi lui demande ce qu’il faut faire “pour un homme que le roi veut honorer ?” (Esther, 6-6) Aman, pensant que cette marque de distinction lui est destinée, répond : “il faut prendre le vêtement royal dont le roi se couvre et le cheval que le roi (...) puis revêtir l’homme que le roi veut honorer, le promener à cheval à travers la place de la ville, et crier devant lui : C’est ainsi que l’on fait à l’homme que le roi veut honorer” (Esther, 6-9)
 

JPEG - 17.1 ko
Le triomphe de Mardochée - carte postale ancienne du château de Compiègne


 
Le Triomphe de Mardochée, sixième tapisserie de la série, montre Aman promenant Mardochée, vêtu de pourpre et chevauchant la monture royale, à travers les rues de Suse.
 

JPEG - 47.7 ko
La Condamnation d’Aman - Château de la Roche Guyon


 

« Lorsque le roi revint du jardin du palais dans la salle du festin, il vit Aman qui s’était précipité vers le lit sur lequel était Esther, et il dit : Serait-ce encore pour faire violence à la reine, chez moi, dans le palais ? Dès que cette parole fut sortie de la bouche du roi, on voila le visage d’Aman. » (Esther, 7-8)


 
Sitôt après avoir honoré Mardochée, Aman est appelé chez Esther pour assister au festin annoncé la veille. Esther dévoile au roi sa judéité et implore sa clémence pour elle-même et pour son peuple. Elle révèle qu’Aman persécute les Juifs et le roi, saisi de colère, sort dans le jardin. La septième et dernière tapisserie, La Condamnation d’Aman, dépeint le moment où, Assuérus revenant au festin découvre Aman demandant à la reine d’intercéder pour qu’il ait la vie sauve. Mais le roi se méprend sur son geste et fait arrêter son vizir.
 

 
L’Histoire d’Esther : un récit maintes fois illustré

La particularité du Livre d’Esther est d’avoir fait l’objet de nombreuses représentations figuratives tant juives que chrétiennes alors que la tradition juive maintient, par ailleurs, une certaine réticence à représenter les figures humaines. Selon Elisabetta Limardo Daturi, “on pourrait même affirmer que c’est la seule histoire biblique imagée en quelque sorte de plein droit chez les Juifs et sinon la seule, du moins celle qui a suscité un phénomène d’une envergure si ample qu’elle contredit la théorie de l’aniconisme hébraïque”. [14]
 

JPEG - 24.9 ko
Triomphe de Mardochée - Synagogue de Doura Europos, vers 244-245 ap. J.C. Musée de Damas


 
Au Moyen âge, Esther apparaît dans la littérature et l’iconographie chrétiennes à la fois comme le symbole de l’Eglise en tant qu’épouse du Christ (Elisabetta Limardo Daturi, op. cit.), l’Ecclesia Sponsa Christi, et en tant que préfiguration de Marie [15] non seulement parce qu’elle est celle par qui son peuple est sauvé d’une mort certaine mais aussi car elle y parvient en intercédant efficacement auprès du roi.
 

JPEG - 14.6 ko
“Maria orat filium pro peccatoribus ostendens ubera” Marie intercède auprès de son fils pour les pécheurs en lui donnant le sein
JPEG - 13.9 ko
“Hester orat regem Assuerum pro populo suo” Esther intercède pour son peuple auprès du roi Assuérus


 

Folios 79 et 80 du Speculum humanæ salvationis (1430). Bibliothèque royale de Copenhague. Le Miroir de l’humaine salvation, ouvrage anonyme de théologie de la fin du moyen âge met en correspondance Esther et Marie. L’exemplaire de l’abbaye de Kremsmuenster (Autriche) les réunit sur un même folio.


 
Des scènes de sa vie et de son ascension se retrouvent ainsi richement enluminées dans les bibles chrétiennes médiévales ou sculptées sur le portail des cathédrales, dont celle de Chartres. Elles sont aussi utilisées dans les arts décoratifs.
 

JPEG - 19.4 ko
Esther choisie par Assuérus, panneau de cassone, Filippino Lippi, 1480 Musée Condé de Chantilly.


 

Au XV ème siècle, il n’est pas rare d’utiliser des passages de la vie d’Esther pour décorer les coffres de mariage.


 
Une des illustrations les plus exhaustives du livre d’Esther se trouve sur une verrière de la Sainte Chapelle à Paris qui compte 121 scènes extraites du récit. Cet imposant vitrail est un hommage de saint Louis à sa mère, Blanche de Castille, qui sauva le royaume durant la minorité de son fils et lorsque celui-ci participa à la septième croisade.
 

JPEG - 20.8 ko
Esther et Assuérus - Vitrail de la Sainte Chapelle, 1240. Les armes de France et de Castille servent à séparer les scènes


 
Le rejet par certains réformés du livre d’Esther explique en partie l’engouement renouvelé pour cette histoire à partir de la Contre-réforme [16]. Le succès du thème s’explique aussi parce qu’à la fois le récit permet de concevoir des représentations empreintes d’une certaine théâtralité et qu’à travers sa dimension allégorique, il se prête à des interprétations morales ou politiques. Ainsi si Madame de Lafayette, dans ses Mémoires de la Cour de France, voit dans l’Esther de Racine (1689) une allégorie de la disgrâce de Mme de Montespan au profit de Mme de Maintenon, d’autres voient en Aman, Louvois persécutant les huguenots après la Révocation de l’Edit de Nantes. D’ailleurs, la première édition de la pièce à Neufchâtel, dès 1689, comporte l’avertissement suivant : “le sujet de cette pièce a tant de rapport avec l’état présent de l’Eglise réformée qu’on a cru servir à l’édification de ceux qui sont touchés par la désolation de Sion. [17]
 

 
Le Triomphe de Mardochée

JPEG - 22.4 ko
Le Triomphe de Mardochée, plat de Pourim - Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris


 

« Et Aman prit le vêtement et le cheval, il revêtit Mardochée, il le promena à cheval à travers la place de la ville, et il cria devant lui : C’est ainsi que l’on fait à l’homme que le roi veut honorer ! » (Esther, 6-11)


 
Le Triomphe de Mardochée est fréquemment représenté chez les Juifs. En plus des enluminures de bibles ou dans les illustrations en marge des Meguiloth, cette scène est souvent représentée dans les plats de Pourim. Mardochée est un personnage incontournable de la Bible hébraïque, en effet pour le qualifier, la Bible utilise pour la première fois le mot Yehoudi, Juif : “Un homme, un Iehoudi, était à Shoushân, la capitale. Son nom, Mordekhaï bèn Iaïr bèn Shim‘i bèn Qish, un homme de Iemini.” (Esther 2-5, traduction André Chouraqui) Le Talmud s’interroge sur le sens de ce verset car « il est appelé “un Juif” (yehoudi) ce qui implique qu’il vient de la tribu de Juda et il est appelé benjamite, ce qui implique qu’il est issu de Benjamin. Comment cela se fait-il ? R. Nahman dit “c’était un homme de caractère exceptionnel ». » (Traité Meguila 12b) « (…) « Pourquoi l’appelle-t-on « Juif » ? Parce qu’il rejette l’idolâtrie. Quiconque rejette l’idolâtrie est appelé Juif. » (Traité Meguila 13a) Dans tout le Livre d’Esther, les Juifs sont appelés Yehoudim, quelque soit leur tribu d’origine.
 

JPEG - 84.8 ko


 
Le Triomphe de Mardochée qui orne le grand salon du consulat [18], tapisserie datée de 1752 et signée Cozette, appartient à la quatrième tenture [19] (1749-1754). Elle a été choisie en 1753 pour la décoration de la chambre de Madame Adélaïde [20], à Versailles.
 

JPEG - 35.8 ko
Carton réalisé pour Le Triomphe de Mardochée Jean-François de Troy - Musée du Louvre


 

JPEG - 28.2 ko
Le Triomphe de Mardochée Jean-François de Troy - Metropolitan Museum


 
Il s’agit de la plus monumentale des tapisseries de la série. Le carton original qui mesure 3,29 m sur 7,10 m, est exposé au dans la salle 74, dite des Sept Cheminées au Louvre. le Metropolitan Museum de New York possède la seconde esquisse d’après laquelle ont été faites des copies dont celles conservées au Musée des Beaux Arts de Beaune.
 

JPEG - 21.2 ko


 
D’après l’Inventaire des tableaux commandés et achetés par la direction des bâtiments du Roi (1709-1792) [21], Jean-François de Troy livra ensemble le Triomphe et le Repas qui “exécutés à Rome, parurent au Salon de 1740 et furent payés le 1er juin de cette année au sieur de Troy, peintre, 5650 livres pour son payement.” Même si la date et la localisation figurant sur le carton sont aujourd’hui illisibles, la tapisserie porte la mention “de Troy, à Rome, 1739.”
 

JPEG - 28.5 ko
Le char des artistes français au Carnaval de Rome de 1748 Gravure d’après Joseph- Marie Vien - Le magasin pittoresque, 1842


 

Les turqueries sont très en vogue depuis le XVI ème siècle. En 1748, de Troy décide que la mascarade offerte traditionnellement à l’ambassadeur de France pour le carnaval aurait pour thème « la caravane du Sultan à la Mecque . » Le char emportant tous les pensionnaires déguisés à la turque dans une fête baroque fut très applaudi des Romains. L’engouement pour les turqueries trouvera au XIX ème siècle un développement plus « réaliste » , l’orientalisme, grâce notamment au voyage des artistes en Orient.


 
Depuis 1738 et jusqu’à sa mort, de Troy assumait la direction de l’Académie de France à Rome. Il composa le Triomphe dès son arrivée à Rome avant même d’avoir peint le troisième carton, le Dédain. D’ailleurs, dans la composition qui se situe intégralement à l’extérieur, l’on retrouve à l’arrière plan droit certains monuments de la ville ayant servi à son inspiration.
 
JPEG
 
De Troy ménage au milieu du premier plan et à l’arrière-plan, un espace vide afin d’attirer le regard sur Aman et Mardochée. Alors que le carton comporte un ciel bleu disparaissant sous d’éclatants nuages, les lissiers adoptent des nuances de gris qui le font presque se confondre avec la ville uniformément représentée dans les mêmes tons. En usant de ces couleurs, les lissiers renforcent encore la présence des deux personnages centraux.
 

JPEG - 25 ko


 
Les riches étoffes de leur costume à la mode turque sont traitées avec beaucoup de soin alors que les autres témoins de la scène sont vêtus plus simplement dans des tons indifféremment chauds et froids, à l’exception des soldats qui portent cuirasse. Ces deux hauts personnages qui paradent en contrebas de la ville s’offrent en spectacle au peuple sans que rien n’indique qu’il s’agit des Juifs de Suse sauf peut-être pour des hommes qui portent des couvre-chefs autre que des turbans. La scène, pittoresque en soi, d’un grand vizir promenant le chef d’une caste mal considérée attire au balcon les palatins qui semblent eux aussi s’y intéresser même s’ils ne la voient que de très loin et de dos.
 

JPEG - 18.8 ko


 
Aman est placé au centre de l’oeuvre, dans le même axe vertical qu’une pyramide qui rappelle le mausolée de Caius Sextius à Rome. Bien qu’il obtempère aux ordres du monarque, Aman marque toute sa réticence à honorer Mardochée en retenant de la main gauche la bride du cheval et en se tenant de ce fait derrière l’encolure de l’animal. De la main droite, il indique son impuissance résignée. A son côté gauche deux personnages se sont rapprochés sans que l’on puisse dire s’ils le plaignent ou s’ils cherchent à attirer l’attention de Mardochée.
 

JPEG - 26.9 ko


 
A sa gauche, le reste du cortège suit. Les soldats doivent maîtriser l’impétuosité de leur monture alors qu’un clairon annonce le passage de Mardochée.
 

JPEG - 21 ko


 
Légèrement décalé à la droite d’Aman et donc du centre de la tapisserie, Mardochée semble lui aussi en retrait. Aucun geste grandiloquent ne vient exprimer son triomphe sur Aman et les détracteurs de son peuple. Il tient juste le sceptre royal sans aucune ostentation et son regard est rivé vers le ciel malgré les supplications et les clameurs qui montent du peuple autour de lui.
 

JPEG - 20.3 ko


 
Derrière eux, la ville évanescente sert de fond sans qu’elle attire vraiment l’oeil par une uniformité de couleurs qu’altère à peine la présence d’une foule de palatins qu’on devine bigarrée. De Troy y peint Rome : l’un des quatorze obélisques de Rome au pied duquel se trouvent deux énigmatiques sphinges qui semblent ne pas s’intéresser à la scène, le Panthéon, le mausolée Caius Sextius, déjà cité, ou encore l’un des treize ponts que comptait Rome au XVIII ème siècle mais qui ne peut être identifié, de Troy n’ayant figuré que la voute en plein cintre sans les culées.
 
Toute la composition converge vers Aman alors que le héros est en retrait. de Troy illustre peut-être l’invitation faite par le Talmud (Meguila 7b) à boire plus que de raison lors de la fête de Pourim afin de ne plus savoir si l’on maudit Aman ou si l’on bénit Mardochée.
 

JPEG - 109.4 ko


 
L’appréciation de Christian Olivereau (op. cit. p.31) sur la tenture dans son ensemble convient tout à fait pour une appréciation globale du Triomphe de Mardochée. « L’ensemble frappe, en effet, par son homogénéité et son caractère brillant. (…) La vision assez frivole que retient de Troy s’applique parfaitement au caractère décoratif de la tapisserie. Elle n’en renvoie pas moins sur les murs des palais que cette tenture devait décorer, une image assez piquante de la vie de cour faite d’une succession de banquets fastueux, de faveurs féminines et de bruyantes disgrâces. S’il donne à l’ensemble l’aspect d’une vaste turquerie, de Troy ne s’écarte pas pour autant du texte de la Bible. (…) Toute recherche psychologique (…) est néanmoins abandonnée au profit du déploiement des costumes (…) dont le rendu laissait les lissiers libre de manifester leur virtuosité. »
 

JPEG - 38.5 ko


 

 

Olivier-Antoine Reÿnès
Consul adjoint


Septembre 2010



* Sur les inventaires anciens on peut lire qu’elle mesure 20 pieds sur 11. Ses mesures réelles, comprenant la bordure, sont de 4,14 m sur 7,43 m

[1“Le retour d’Esther”, Christian Olivereau et alii, Paris, 2001.

[2Œuvre de Pierre-Josse Perrot qui imite un cadre de bois sculpté et doré, orné des armes de France

[3Editions A. Aubry, 1866 - 323 pages

[4La première a été commandée par un Anglais, Lord Foley en 1761. Cet ensemble a été ensuite vendu au baron Alfred de Rothschild pour sa résidence de Halton où il resta jusqu’à dispersion en 1918. L’autre a été réalisée pour Marie-Louise de La Rochefoucauld (1716 -1797), duchesse d’Enville. Cette dernière tenture a orné de 1769 à 1987 le pavillon d’Enville au château de la Roche Guyon. En 2000, elle a retrouvé son emplacement originel, suite à son rachat, par préemption, au couturier Karl Lagerfeld

[5Selon les “Notes on Pictures and works of Art in The Royal Collections- XXXVII : The Gobelins Tapestries II” dans The Burlington Magazine for Connoisseurs, vol 30, 1917, la tapisserie de Windsor, tissée entre 1775 et 1789, fut rachetée en 1825 par George VI.

[6Le palais Pitti de Florence possède la troisième tenture (1744-1750) vendue dès son tissage terminé à l’infant Don Philippe, gendre de Louis XV. Elle sera revendue en 1804 à la reine d’Etrurie, Marie-Louise de Bourbon qui la fit accrocher au palais Pitti. Un ensemble de quatre tapisseries achevé en 1774 y est aussi conservé.

[7La traduction de la Septante a été réalisée selon la légende par soixante dix sages à la demande de Ptolémée Philadèlphe car il voulait disposer de la loi juive dans sa bibliothèque personnelle : “Un jour que Ptolémée lui demandait combien de volumes il avait déjà réunis, Démétrius répondit qu’il y en avait environ deux cent mille (...) Il ajouta qu’on lui avait signalé chez les Juifs de nombreux recueils de leurs lois, intéressants et dignes de la bibliothèque royale ; mais que ces ouvrages, écrits avec les caractères et dans la langue de ce peuple, donneraient beaucoup de peine pour être traduits en grec.” Antiquités Juives, XII, 2 Loin de ne servir qu’à ce seul usage, la Septante permit aux Juifs de la diaspora de disposer d’un texte dans la langue véhiculaire - la koinè - de la partie orientale de l’’empire. Les textes apostoliques du Nouveau Testament font en partie référence au texte grec.

[8Identifié, dans la bible hébraïque à Xerxès Ier (roi de -486 à -465) et dans l’Esther grec à son fils, Artaxerxés Ier (roi de -465 à -424)

[9Le livre d’Esther est désigné habituellement par le mot “Meguila”, le Rouleau, sans autre précision, signe de son importance parmi les Cinq Rouleaux (Meguiloth) qui servent à la célébration des fêtes juives. Les quatre autres étant, par ordre chronologique des fêtes, le Cantique des Cantiques (Pâques), le livre de Ruth (Pentecôte), le livre des Lamentations (commémoration de la destruction du Temple), l’Ecclésiaste (festival des cabanes).

[10Avec cet ouvrage, de la fin du Ier siècle, Josèphe souhaite faire connaître aux Gentils l’histoire du peuple juif. Le chapitre VI du livre XI est consacré à l’histoire d’Esther. Ayant traité de la vie de Xerxès dans le livre précédent, il identifie Assuérus à Artaxerxés, son fils, selon la tradition de l’Esther grec. Son récit diffère aussi de la Meguila par le châtiment qu’Aman réserve à Mardochée et qui lui sera appliqué : non pas la pendaison mais la crucifixion qui dans l’Empire est une peine infamante infligée, notamment, aux ennemis de l’Etat

[11“The book of Esther : Opus non gratum in the Christian Canon”, Frederic W. Bush paru dans le Bulletin for Biblical Research, 1998

[12“I hate Esther and 2 Maccabees so much that I wish they did not exist ; they contain too much Judaism and no little heathen vice”. Cité dans F.F. Bruce, “The Canon of Scripture”

[13“Le roi se rendit avec Aman au festin qu’avait préparé Esther”, Esther, 5-5

[14“Représentations d’Esther entre écritures et images”, Elisabetta Limardo Daturi, ed. Peter Lang, 2004, p.142

[15“De Abdias a Zacarias : temas del antiguo testamento en la religion, las artes plasticas, la literatura y el teatro”, Louis Gossen, Madrid, 2006

[16Olivereau et alii, op.cit.

[17Face aux Colbert, Luc-Normand Tellier, Presses de l’Université du Québec, 1987

[18la Tapisserie appartient au Mobilier National et provient du Fonds ancien du garde-meuble

[19Oliverau et alii, op. cit.

[20Adelaïde de France (1732-1800), quatrième fille de Louis XV

[21Fernand Engerand, 1901

Dernière modification : 23/11/2010

Haut de page